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PLUSIEURS centaures s’étaient rapprochés et ils commencèrent à lui décocher des flèches. Mais avant même que le premier trait eût été tiré, il s’était laissé glisser contre le flanc du bison qu’il chevauchait, agrippé des deux mains à sa toison, mais avec une jambe levée et un pied accroché à l’échine de la bête. Sa position était instable car le galop brutal du bison lui faisait lâcher un peu prise à chaque secousse. En outre, la bête voisine était si proche qu’il courait à chaque instant le risque d’être écrasé entre les deux flancs.
Des flèches sifflèrent au-dessus de lui et quelque chose toucha le pied qu’il avait en l’air. Un tomahawk rebondit sur le crâne du bison. L’animal se mit soudain à tousser et Kickaha se demanda si une flèche ne lui avait pas atteint les poumons. Le bison ralentit, fléchit légèrement sur les jarrets puis se remit à galoper.
Kickaha tendit le bras vers le bison voisin, s’agrippa à une touffe de poils et lâcha son autre main qui vint rejoindre la première. Puis il dégagea sa jambe droite et fit balancer son corps. En cavalier émérite qu’il était, il jeta ses deux pieds contre le sol, rebondit, lança la jambe gauche en l’air et enfourcha le bison. Il se retrouva à califourchon juste à l’arrière de sa bosse.
L’animal qu’il venait de quitter, percé de deux flèches, s’arrêta et tomba sur le flanc en ruant. Les bisons qui le suivaient immédiatement sautèrent par-dessus son corps mais l’un des suivants trébucha et il y eut bientôt un amoncellement de dix corps gigantesques ruant et se débattant, que ceux qui galopaient derrière éventrèrent avec leurs cornes et leurs sabots tandis que d’autres encore venaient s’écraser contre eux et sur eux.
Il se passait également quelque chose à l’avant du troupeau. À nouveau suspendu contre le flanc d’un bison, la vue bouchée par des croupes, des pattes et des queues, Kickaha ne pouvait rien voir mais il se rendît compte que la barde ralentissait et obliquait vers la gauche. Le bison qui se trouvait à sa droite mugissait comme s’il était blessé à mort, ce qui était d’ailleurs le cas. La bête chancela, s’écartant heureusement de Kickaha qui eût été écrasé si son mouvement l’avait rapproché de lui. Le bison s’effondra, le sang giclant d’une blessure qu’il avait à la bosse.
Kickaha se rendit compte de deux choses. Tout d’abord, le bruit infernal provoqué par la galopade du troupeau avait considérablement décru, à tel point qu’il pouvait entendre individuellement les bisons qui l’entouraient lorsqu’ils mugissaient. Ensuite, à l’odeur dégagée par les bêtes en sueur s’ajoutait celle de chair et de poils brûlés.
Le bison qui s’était écarté de Kickaha tomba, et la bête qu’il montait se retrouva isolée de ses congénères. Elle se précipita en avant, dépassant les carcasses des bisons morts, et heurta une femelle dont l’énorme tête avait été tranchée. La violence du choc, fit lâcher prise à Kickaha qui tomba sur le sol. Il fit plusieurs tours sur lui-même et se releva, prêt à affronter ce que maintenant il comprenait.
Le monde bascula devant lui, puis redevint normal. Il haletait, tremblant, dégoulinant de sueur, maculé de sang, souillé d’excréments et d’écume. Mais il était néanmoins prêt à agir ainsi que la situation l’exigerait.
Il y avait des bisons morts partout, et çà et là des cadavres d’Hommes-Chevaux. Le troupeau obliquait maintenant franchement vers la gauche et bientôt le grondement produit par le piétinement de dizaines de milliers de sabots et le mugissement des bisons commença à décroître.
Un fracas épouvantable se fit entendre, si inattendu que Kickaha sauta en l’air. Cela ressemblait au bruit qu’eussent produit mille grands navires venant s’écraser tous ensemble contre un récif. En l’espace de six ou sept secondes, quelque chose venait de tuer toutes les bêtes de tête, sur une largeur d’un kilomètre et demi. Celles qui venaient derrière trébuchaient contre les carcasses des bêtes mortes et les rangs qui suivaient venaient les heurter à leur tour.
La fuite éperdue avait brusquement cessé. Les bisons qui avaient eu le réflexe de s’arrêter à temps demeuraient stupidement plantés sur leurs pattes, en respirant bruyamment. Ceux qui étaient enterrés dans des amoncellements de carcasses mais qui vivaient encore mugissaient lamentablement. C’étaient les seuls qui eussent encore des raisons d’exprimer une émotion quelconque. Tous les autres, les sens paralysés, s’efforçaient de reprendre haleine.
Kickaha aperçut ce qui était à l’origine du désastre et de la cessation de la fuite du troupeau. Sur sa gauche, à cinq cents mètres de distance et à six mètres au-dessus du niveau du sol, il y avait un engin volant. Il était de forme allongée et dépourvu d’ailes. Sa partie inférieure, peinte en blanc, était ornée d’arabesques noires. Un habitacle transparent le coiffait sur toute sa longueur. Cinq silhouettes étaient visibles à l’intérieur.
L’engin était en train de traquer un Tishquetmoac qui s’enfuyait à cheval. Traquer n’est pas le mot exact. L’appareil avançait rapidement mais néanmoins avec une certaine nonchalance, et il ne s’efforçait nullement de se placer dans l’axe du cheval. Un éclair blanc et brillant jaillit soudain d’un tube émergeant du nez de l’appareil. L’éclair atteignit la croupe du cheval qui s’effondra. Le Tishquetmoac, qui avait vidé les étriers à temps, tomba lourdement sur le sol et fit plusieurs tours sur lui-même. Néanmoins, il réussit à se remettre sur ses pieds.
Kickaha jeta un coup d’œil de tous côtés. Anania se trouvait à quatre cents mètres de là, dans la direction opposée. Plusieurs Tishquetmoacs se tenaient à ses côtés. Deux soldats gisaient sur le sol, apparemment morts. Un autre était pris sous son cheval. Tous les chevaux gisaient sur le sol, probablement abattus par le rayon de l’appareil. Et il ne semblait pas qu’il y eût un seul survivant parmi les Hommes-Chevaux.
Les Cloches Noires avaient probablement tué tous les chevaux afin d’empêcher le groupe de s’échapper. Peut-être ignoraient-ils que l’homme et la femme qu’ils recherchaient se trouvaient à quelques pas d’eux. Ils avaient dû apercevoir les deux groupes qui se poursuivaient et s’étaient rapprochés, afin de se faire une juste idée de la chose. Puis ils avaient décidé de sauver ceux qui étaient pourchassés afin d’essayer d’obtenir d’eux quelque information.
D’un autre côté, Kickaha et Anania avaient la peau plus claire que les Tishquetmoacs, mais la coloration sombre de ces derniers variait quelque peu d’un individu à l’autre et une petite minorité avait même une pigmentation assez claire. Il était possible que les Cloches Noires eussent décidé de vérifier cela de près, ou alors… mais il y avait de nombreuses possibilités. Aucune d’ailleurs qui eût de l’importance au point où l’on en était. Ce qui était important – et grave – c’était qu’Anania et lui paraissaient être maintenant absolument sans défense. Ils n’avaient aucune possibilité de s’échapper et les armes des Cloches Noires étaient sans parades.
Kickaha ne capitula pourtant pas, bien qu’il fût épuisé au point d’avoir envie de tout abandonner. Pendant qu’il réfléchissait, il entendit derrière lui le martèlement de sabots lancés au galop et le bruit d’une respiration sifflante. Il se jeta sur le côté sous un certain angle, manœuvre qui, en théorie, devait le protéger de n’importe quelle attaque venue de l’arrière – s’il était attaqué. Une lance siffla à son oreille et se ficha dans le sol devant lui. Il entendit un mugissement et, faisant volte-face, il aperçut un Homme-Cheval qui fonçait sur lui. Le centaure était grièvement blessé ; son arrière-train était brûlé, sa queue à demi calcinée et il boitait fortement de l’arrière. Mais il semblait bien décidé à tuer Kickaha avant de mourir. Il tenait un long et lourd couteau dans la main gauche.
Kickaha sauta sur la lance, l’arracha du sol et la projeta à son tour. L’Homme-Cheval hurla de rage en essayant d’esquiver mais, handicapé par ses jambes mutilées, il ne s’écarta pas suffisamment vite. La lance s’enfonça sous son torse humanoïde – Kickaha avait visé son soufflet protubérant – et le centaure tomba. Il réussit à se redresser sur ses jambes de devant, arracha la lance et, sans prêter attention au flot de sang qui jaillissait de sa blessure, la leva. Le mouvement surprit Kickaha qui s’approchait de lui pour peser sur la lance et l’achever.
Mais la force avait quitté le bras de l’Homme-Cheval agonisant. Il lâcha l’arme qui tomba sur le sol aux pieds de Kickaha. Le centaure poussa un long cri de détresse et de désolation profonde. Il avait peut-être espéré lui aussi se couvrir de gloire de son vivant et obtenir un haut rang dans les Conseils. Il savait maintenant que si un Homme-Cheval devait un jour tuer Kickaha, ce ne serait pas lui.
Il se coucha sur le flanc, lâchant son couteau. Ses jambes de devant eurent plusieurs mouvements saccadés. Son énorme visage farouche perdit toute expression et il contempla son ennemi de ses yeux dont la vie lentement disparaissait.
Kickaha regarda rapidement autour de lui. Il aperçut, à environ quatre cents mètres de lui, l’engin volant qui se déplaçait lentement à cinquante centimètres du sol. Il semblait traquer plusieurs Tishquetmoacs qui couraient devant lui. Anania gisait sur le sol, et il se demanda ce qui avait bien pu lui arriver. Peut-être faisait-elle la morte – c’était ce qu’il avait lui-même l’intention de faire. Il se barbouilla avec le sang du centaure et s’étendit devant lui. Il plaça le couteau sous sa hanche et coinça la lance sous son bras, la hampe en l’air, de telle façon qu’elle donnait l’impression d’être fichée dans sa poitrine.
C’était une ruse désespérée qui n’avait guère de chance de réussir. Mais c’était la seule à laquelle il pût recourir en l’occurrence. Il devait tabler sur le fait que les Cloches Noires, n’étant pas des humains, ne connaissaient pas forcément toutes les ruses humaines. De toute manière il allait tenter le coup et, si ça ne réussissait pas… eh bien, il ne s’était jamais attendu à vivre éternellement.
Ce qui était un mensonge, se dit-il à lui-même, car comme la plupart des hommes il s’attendait à avoir une existence éternelle. Et s’il avait réussi à survivre jusqu’à cet instant, c’était parce qu’il avait combattu avec plus d’énergie et d’astuce que la plupart des autres humains.
Pendant ce qui lui sembla durer une éternité, rien ne se passa. Le vent qui soufflait séchait le sang qui le maculait et sa propre sueur. La sueur s’évapora et le sang se coagula. Le soleil, lentement, glissait du ciel vert jusqu’à l’horizon. Kickaha eût désiré que ce fût la nuit, ce qui eût augmenté ses chances, mais on n’était malheureusement que dans le milieu de l’après-midi.
Une ombre fugitive glissa sur ses yeux. Il se raidit en pensant qu’il s’agissait de l’engin volant mais un cri strident lui apprit que c’était un corbeau ou une corneille qui venait se repaitre de la chair des bisons morts. Bientôt, les charognards allaient s’abattre sur les cadavres en nuées aussi épaisses que du poivre sur de la viande bouillie : buses, vautours géants, condors et faucons encore plus gigantesques, et aigles dont certains seraient des aigles verts hauts de trois mètres – les familiers de Podarge. Il y aurait aussi des coyotes, des renards des plaines et des loups féroces qui, en bandes innombrables, accourraient vers le savoureux festin.
D’autres aussi viendraient, des monstres qui ne dédaignaient pas les proies qu’ils n’avaient pas abattues eux-mêmes. Ils émergeraient à pas feutrés des hautes herbes et rugiraient pour effrayer les bêtes plus petites. Les lions des plaines pesant cinq cents kilos, au pelage zébré de bandes claires, qui ne cesseraient de rugir et de se chamailler entre eux malgré l’abondance de la nourriture.
Pensant à tout cela, Kickaha se mit à nouveau à transpirer. Il chassa de la main une corneille trop pressée de goûter à sa chair et jura du coin de la bouche. Au loin, un loup hurlait. Un condor, qui planait au-dessus de lui, vira lentement sur l’aile et piqua, probablement pour aller se jucher sur un bison mort.
Puis une autre ombre passa sur son visage. Sous ses paupières mi-closes, il vit l’engin volant qui glissait lentement au-dessus de lui. L’appareil s’inclina vers le sol et perdit de l’altitude, mais il ne put le suivre du regard car pour cela il lui aurait fallu tourner la tête. L’appareil survolait le sol à une quinzaine de mètres lorsqu’il était passé au-dessus de lui – ce qui était suffisant, espéra-t-il, pour que ses occupants ne pussent se rendre compte que la lance n’était pas effectivement fichée dans son corps.
Quelqu’un cria quelque chose dans la langue des Seigneurs. La voix parlait dans la direction du vent, aussi ne put-il distinguer que quelques mots.
Après un silence, plusieurs voix lui parvinrent. Cette fois, on parlait contre le vent. Il espérait qu’une Cloche Noire descendrait de l’appareil et s’approcherait de lui pour l’examiner. Mais s’ils décidaient au contraire de venir s’immobiliser au-dessus de lui et de se pencher pour regarder, alors c’en serait fait de lui. Il savait qu’ils étaient armés de lance-rayons portatifs et qu’ils n’hésiteraient pas à s’en servir.
Il n’entendit pas les pas de celui qui s’approchait de lui. La Cloche Noire tenait probablement son arme à la main, prêt à tirer à la moindre alerte. Kickaha n’avait apparemment aucune chance de s’en tirer.
Mais la chance était de nouveau de son côté – sous l’apparence d’un bison mâle qui n’était pas tout à fait mort. L’animal réussit à se mettre debout derrière la Cloche Noire et, poussant un mugissement, il tenta de le charger. L’envahisseur fit volte-face. Kickaha roula sur lui-même et se plaça derrière le cadavre de l’Homme-Cheval, se servant de lui comme d’un rempart, puis il jeta un regard par-dessus. Le bison agonisant retomba sur le flanc avant d’avoir pu faire trois pas. La Cloche Noire n’eut même pas besoin de se servir de son arme pour l’achever.
L’envahisseur tournait momentanément le dos à Kickaha. Quant à ceux qui se trouvaient dans l’engin volant, ils semblaient concentrer leur attention sur une autre Cloche Noire qui marchait vers l’amoncellement de bisons morts derrière lequel se dissimulait Anania.
En entendant le mugissement de l’animal blessé, l’un de ceux qui se trouvaient dans l’appareil tourna la tête, puis il fit pivoter le canon du lance-rayons qui coiffait l’habitacle, La Cloche Noire qui se tenait près de Kickaha fit un geste rassurant et montra le cadavre du bison. L’autre retourna alors son attention dans l’autre direction.
Kickaha banda ses muscles puis il bondit, le couteau à la main. L’envahisseur, qui se retournait lentement, fut complètement pris par surprise et n’eut même pas le temps de lever son bras armé.
Le couteau n’était pas familier à Kickaha, et il n’était probablement pas équilibré pour servir comme arme de jet. Néanmoins, il le lança de toutes ses forces.
Il avait littéralement passé des milliers d’heures à s’exercer au lancement du couteau. Il avait utilisé des douzaines d’armes différentes et varié cent fois les distances et l’angle de tir. Il avait même corsé la difficulté en tirant la tête en bas. Il s’était astreint à une discipline si sévère qu’il avait eu parfois l’appétit coupé à la seule vue d’un couteau posé près de son assiette.
Les heures interminables d’entraînement, la transpiration et la discipline obtinrent leur récompense. La gorge traversée par la lame, la Cloche Noire tomba à la renverse en lâchant son arme. Kickaha se précipita sur le lance-rayons, le ramassa et l’examina rapidement. Bien qu’il fût d’une forme peu familière, il fonctionnait comme toutes les armes du même type. Il fallait manœuvrer un petit levier placé sur le côté de la crosse pour l’activer, et il suffisait ensuite d’appuyer sur la détente. Cette dernière consistait en une plaque qui faisait légèrement saillie sous la crosse, à la naissance du fût. La Cloche Noire placée à l’arrière de l’engin volant faisait pivoter le lance-rayons afin de le braquer sur Kickaha. Un éclair blanc aveuglant en jaillit mais l’arme, manœuvrée trop rapidement, creusa un petit sillon fumant dans l’herbe. La deuxième décharge enflamma les corps de bisons empilés les uns sur les autres. Le lance-rayons ne disposait pas encore de son énergie maximale. Kickaha n’eut pas à tirer sur la Cloche Noire. Un rayon l’atteignit au flanc et il s’affaissa. Puis un autre rayon jaillit, coupant en deux la machine volante. Ses autres occupants avaient été abattus auparavant.
Kickaha se releva précautionneusement et cria :
« Anania ! C’est moi, Kickaha ! Ne tire pas ! »
Le visage blanc d’Anania apparut au-dessus du rempart de carcasses velues qui l’avait protégée. Elle sourit et cria en retour :
« Tout va bien ! Je les ai tous eus ! »
Il voyait dépasser la main de la Cloche Noire qui s’était approchée d’elle. Kickaha marcha dans sa direction, en éprouvant une certaine appréhension.
Maintenant qu’elle disposait d’un lance-rayons et d’un engin volant – en deux morceaux, il est vrai – aurait-elle encore besoin de lui ?
Avant d’avoir fait quatre pas, il sut que la réponse serait oui. Il pressa le pas et sourit. Elle ne connaissait pas ce monde aussi bien que lui et les forces qui la menaçaient étaient extrêmement puissantes. Elle n’allait pas se retourner contre un allié aussi précieux.
« Par Shambarimen, comment as-tu réussi à survivre à tout cela ? » s’exclama Anania. « J’aurais juré que tu avais été déchiqueté par les sabots des bisons ou capturé par les Hommes-Chevaux.
— Les uns et les autres ne faisaient pas le poids », répondit-il en lui faisant la grimace. Il lui raconta ce qui s’était passé. Elle garda le silence pendant un moment puis demanda : « Tu es sûr de ne pas être un Seigneur ?
— Oui. Je ne suis qu’un humain, un simple humain originaire de l’Indiana. Pas si simple que cela si on y réfléchit bien.
— Tu trembles », fit-elle remarquer.
« Je suis d’une nature impressionnable », répondit-il toujours avec la même grimace. « Tu trembles toi-même comme une feuille. »
Elle jeta un regard à sa main qui tenait le lance-rayons et grimaça à son tour. « Nous en avons vu de dures, tous les deux.
— Bonté divine, Anania, ce n’est pas la peine de t’excuser. Maintenant, voyons voir un peu où nous en sommes. »
Les Tishquetmoacs apparaissaient comme de petites silhouettes dans le lointain. Ils avaient détalé lorsqu’Anania s’était mise à actionner le lance-rayons, et ils n’avaient manifestement pas l’intention de revenir. Kickaha s’en trouvait satisfait. Il n’avait aucun plan qui les englobait et il ne désirait pas leur aide.
« J’ai fait la morte », dit Anania, « et quand la Cloche Noire a été à proximité, je l’ai tuée d’un coup de lance. Ceux qui étaient dans l’appareil ont été si surpris qu’ils sont restés cloués sur place. Je n’ai eu ensuite qu’à ramasser le lance-rayons et à tirer. »
L’histoire était trop belle et trop simple, et Kickaha n’en crut pas un mot. Elle n’avait bénéficié d’aucune circonstance favorable, comme c’avait été le cas pour lui, et il ne voyait pas comment elle eût pu se lever et jeter une lance avant que le lance-rayons n’ait craché sa décharge. La Cloche Noire avait eu la gorge traversée par le fer de l’arme mais très peu de sang s’était écoulé de la blessure. D’autre part, aucune trace de la décharge d’un lance-rayons n’était visible sur son corps. Kickaha avait la certitude qu’un examen approfondi lui aurait fait découvrir un trou minuscule sur le cadavre. Il y avait probablement aussi un trou dans sa cuirasse, car la Cloche Noire portait un justaucorps et un kilt faits de mailles métalliques, ainsi qu’un casque conique.
Toutefois, agir ainsi ne pourrait que lui faire comprendre qu’il avait des soupçons. Sans insister, il la suivit vers l’appareil dont les deux sections stationnaient toujours à cinquante centimètres du sol. Deux envahisseurs morts gisaient dans l’habitacle et devant eux, réduit en un petit tas de chairs calcinées, il y avait le cadavre du prêtre tishquetmoac qui avait servi d’interprète aux Cloches Noires. Kickaha retira les trois corps de la cabine et examina l’intérieur de l’appareil. Il comprenait quatre rangées de deux sièges séparées par un couloir étroit. Les deux sièges avant étaient destinés, l’un au pilote, l’autre, au co-pilote ou au navigateur. Le tableau de bord comportait de nombreux cadrans et des instruments de toutes sortes. Sous chacun d’eux était fixée une plaque gravée de hiéroglyphes. Anania lui expliqua qu’il s’agissait de la langue classique des Seigneurs, dont on se servait rarement.
« Cet appareil vient de mon palais », dit-elle. « J’en possédais quatre. Je suppose que les Cloches Noires les ont tous démontés et emportés. »
Elle lui expliqua qu’au moment où l’appareil s’était immobilisé, sa plaque de quille était chargée avec des gravitons statiques, et c’était la raison pour laquelle il ne s’était pas abîmé sur le sol. Toutes les commandes se trouvaient rassemblées dans la partie avant de l’engin, et il était encore capable de manœuvrer comme s’il était intact. L’arrière continuerait à se maintenir en l’air pendant un certain temps puis, quand le champ gravitationnel commencerait à s’affaiblir, il tomberait doucement sur le sol.
« Il serait dommage d’abandonner le lance-rayons qui se trouve sur la partie arrière », dit Kickaha. « D’ailleurs, il vaut mieux qu’il ne tombe pas dans les mains de quelqu’un d’autre. Nous ne possédons que deux armes portatives ; les autres ont été détruites quand tu as tiré sur l’appareil. Emportons-le avec nous.
— Où allons-nous ? » demanda-t-elle.
« Chez Podarge, la Reine-Harpie des aigles verts », répondit-il. « C’est le seul allié possible à qui je pense en ce moment. Si je puis l’empêcher d’essayer de nous tuer jusqu’à ce que nous ayons pu lui parler, il se peut qu’elle consente à nous aider. »
Il grimpa dans la section arrière de l’appareil et prit quelques outils dans un compartiment. Il entreprit de dégager le gros lance-rayons de son pivot mais il s’arrêta soudain, grimaça et dit à Anania : « Il me tarde de voir la tête que vous allez faire, Podarge et toi, lorsque vous vous rencontrerez. Vous êtes la réplique exacte l’une de l’autre. » Elle ne répondit pas. S’aidant de son lance-rayons et d’un couteau, elle était occupée à détacher des quartiers de viande de la carcasse d’un jeune bison. Ils avaient tous deux si faim, qu’il leur semblait que leurs estomacs étaient des animaux voraces en train de se dévorer eux-mêmes.
Ils firent cuire la viande sur un petit feu et la dévorèrent.
Bien qu’ils fussent fatigués au point de ne plus pouvoir remuer bras et jambes, Kickaha insista pour qu’ils décollent aussitôt après avoir mangé. Il voulait atteindre rapidement la chaîne de montagnes la plus proche. Une fois là, ils pourraient cacher l’engin dans une grotte ou sous une corniche et ensuite dormir. Il était trop dangereux de demeurer dans la prairie. Si les Cloches Noires avaient d’autres engins volants dans les parages, ils risquaient d’être repérés.
Anania convint qu’il avait raison. Après avoir expliqué à Kickaha comment manœuvrer l’appareil, elle s’assit sur un siège et s’endormit immédiatement. Kickaha démarra et se lança en direction des montagnes à la vitesse maximum. Le vent ne venait pas directement sur lui mais il s’engouffrait en tourbillonnant dans la déchirure béante de l’arrière. Au moins, son hurlement incessant avait-il l’avantage de le tenir éveillé.